1ère STI : la démocratie française de 1848 à nos jours
Sujet -La conquête des droits économiques et sociaux La révolution industrielle à Romans et ses conséquences sociales

Un exercice

Maurice Javelot, ouvrier de la chaussure
[…] Mon arrière grand-père maternel s'appelait Javelot. Il était chapelier de son état, ivrogne et paillard de nature. La famille de mon arrière grand-mère était riche, son père était propriétaire d'une importante ébénisterie, elle fit tout pour s'opposer au mariage. La petite bourgeoise partit avec le grand prolétaire. Bourg-de-Péage qui était à cette époque un centre important de la chapellerie. Le comportement de l'homme ne changea pas. Il ne courait plus les routes, mais toujours les bistrots. Mon arrière grand-mère comme toutes les filles de famille bourgeoise de cette époque et de tous temps eut une dot : de l'argent, des bijoux, et tous les meubles nécessaires à un ménage. Bien que cet homme fût travailleur et bon ouvrier, sa paye bientôt ne lui suffit plus, il transforma la dot en un fleuve d'alcool de toutes sortes. Il ruina sa santé et sa femme, mais fit la fortune des bistrots du quartier.

Deux enfants étaient nés dans le ménage, deux filles dont une devait être ma grand-mère. Pour subvenir aux besoins du ménage sa femme dut se mettre au travail. Elle avait épousé un chapelier, elle en épousa la profession. Sans spécialité, elle dut se contenter de la plus pénible: elle entra à la foule et devint fouleuse. Le travail consiste à faire d'un cône de feutre de plus d'un mètre un cône d'une dimension donnée. Pour cela l'ouvrier ou l'ouvrière doit plonger dans un bain d'eau bouillante additionnée d'acide le cône de feutre, le manipuler d'une certaine façon pour le réduire en dimension et lui donner une épaisseur égale sur toute sa surface. Les ateliers étaient très mal aérés, le travail se faisait dans des vapeurs d'eau et de vitriol. Bourgeois, quand tu mets ton chapeau, si tu savais de quoi il est fait. Il est fait de mains brûlées, de poumons perforés, et de vins avalés, j'oubliais il est fait aussi d'un peu de feutre. Patron qui, sur tant de misère, édifias ta fortune ? Tes villas, tes châteaux, sont faits de pourriture, contente-toi d'être ce que tu es: rien qu'un profiteur. A force de boire, Javelot devint fatalement alcoolique et prit des crises de delirium. Au cours de l'une d'elles, ses camarades durent l'enfermer dans une resserre de l'atelier ; là, il avisa une bouteille sur une étagère, but son contenu : c'était du vitriol, Javelot avait vécu, la dernière gorgée lui avait été fatale.Quand elles eurent l'âge, ses deux filles prirent le chemin de la chapellerie. L'aînée eut une fille, ce fut ma mère. Elle fut une enfant naturelle, son père était parait-il un Monsieur haut placé dans la chaussure. Ma grand-mère se maria alors que ma mère avait huit ans. Ma mère entra à la foule. Elle connut aussi ce travail de bête avilissant et malsain. Elle avait dix-neuf ans quand elle connut mon père, lui en avait vingt, nous étions en 1912.

Je suis né le 30 juillet 1914. Pour mon père, la guerre fut très courte, il fut tué le 28 septembre. [La chapellerie où travaillait ma mère] ralentit sa production, ma mère dut chercher un nouvel emploi. Elle en trouva dans un petit atelier de chaussures, ma mère apprit un métier d'homme : le montage de la chaussure, elle devait le faire jusqu'en 1959. La production de l'atelier ne suffisait pas à nous faire vivre, ma mère et moi. Tout à côté, il y avait une usine de galoches, ma mère travaillait aux galoches la journée et, le soir, travaillait [à l'atelier]. Cela faisait des journées de travail de 15 heures, et pourtant nous n'étions pas riches. […] J'habitais rue de l'Abreuvoir [à Bourg-de-Péage]. Nous avions un appartement de deux pièces, chambre et cuisine, nous n'avions ni l'eau ni l'électricité, ce qui fait que si ma mère ou moi avions besoin de changer de pièce, nous prenions la lampe et l'autre restait dans le noir. Je touchais rarement la lampe - ma mère avait toujours peur que je foute le feu à la " cambuse " - seulement quand je faisais mes devoirs. Le propriétaire a fait poser la lumière en 1924 et en a profité pour doubler les loyers ! Il nous arrivait que, comme beaucoup d'ouvriers de cette époque, le mercredi, il ne reste plus un rond à la maison, alors nous prenions à crédit, le boulanger et l'épicier marquaient et, à la paye, ma mère réglait la note. […] Un pain coûtait 21 sous. Le jeudi, c'est à moi qu'il incombait la tâche de préparer le repas, il était des plus frugal, ma mère me disait à quelle heure je devais faire cuire les patates, préparer la salade. Avec la salade, en principe, nous prenions pour dix ronds d'assortis (des déchets de charcuterie). Il nous arrivait de faire des soupes de pain perdu.

[…] En 1924, Romans était un important centre de chaussures, le nombre des usines devait bien atteindre les 80. Dans l'une de ces usines, deux ouvriers s'étaient absentés pour assister à un enterrement, sans permission du directeur et furent licenciés. Pour protester leurs camarades de travail firent grève. La direction maintint le licenciement. Les syndicats ajoutèrent d'autres revendications. Ce n'est pas ce qui manquait, il n'existait aucune loi sociale, le nombre d'heures étant illimités, sans majoration pour heures supplémentaires et, bien sûr, sans congés payés. C'était tout ou rien et chaque soir, à la sortie de l'école, nous venions rejoindre le cortège des grévistes qui venaient donner, devant la porte du directeur une aubade, " L'Internationale ". Dans la rue, nous étions un millier à huer le responsable. La grève durait toujours ; il n'était pas question de prendre sur les économies, personne ne devait en avoir beaucoup, la ville dut ouvrir une soupe populaire, c'est alors que la préfecture fit appeler la troupe. [Les manifestants] ne voulaient pas seulement faire l'Europe mais changer la face du monde, [ils se battaient] contre le capitalisme et [chantaient] " L'Internationale ". Le préfet finit par retirer les troupes, le travail reprit.

[…] Je n'avais pas treize ans, j'entrais comme apprenti coupeur aux Chaussures Jacquemart. En ce temps-là, la durée du travail était en principe de 48 heures par semaine, mais cet horaire était souvent dépassé, je sortais le soir à six heures, des fois bien plus tard. On entrait travailler à 6 h 30 et le samedi jusqu'à 11 h 30, quelquefois toute la journée. De partout, je me suis engueulé et me suis fait balancer. J'approchais de mes seize ans, il était urgent que je pense à trouver un travail fixe […] [Comme coupeur], nous étions aux pièces et gagnions très bien notre vie. Pour faire une comparaison, un contremaître avait à cette époque, environ 800 à 1 000 francs par mois, il nous arrivait de les faire dans une quinzaine […].

 "Les mémoires de Maurice Javelot"in Les Romanais, Romans et la chaussure, pp 237-324, ACCES, Ed. Peuple Libre / Notre Temps, 2001


[…] En 1905, l'industrie de la chaussure est en pleine activité. Le plus gros fabricant, Grenier, emploie plusieurs centaines d'ouvriers dont 155 en usine; Gailly s'est renfloué en organisant une société par actions ; la maison " Juven et Cie " fonde une manufacture en Russie ; le progrès du machinisme et l'intensification du travail par de nouvelles méthodes entraînent une augmentation de la productivité. En 1908, sur les 4 000 travailleurs de la chaussure, seuls 1500 sont groupés dans des fabriques. Le travail à domicile ne régressera vraiment qu'à la veille de la guerre. C'est aussi l'époque où l'industrie de la chaussure a gagné les communes voisines où travaillent environ 500 personnes, généralement dans des galères ouvertes par les patrons de Romans. Juste avant la guerre de 1914, la mécanisation de la chaussure a fait de notables progrès : en 10 ans, le nombre de machines a presque doublé, 16 fabricants sur 30 emploient une force motrice, l'électricité ou la vapeur. Cependant, on ne peut pas parler d'une véritable concentration dans l'industrie de la chaussure romanaise. On compte toujours, à cette date, une trentaine de fabriques parmi lesquelles 22 occupent moins de 30 ouvriers à l'intérieur de l'usine. Bien sûr, il existe à côté de ces petits établissements, de grandes usines comme celle de Philippe Grenier qui, pendant longtemps fut la plus importante de Romans. En parallèle à la mécanisation, la commercialisation subit aussi de grandes mutations. La méthode la plus en vogue est celle des représentants de commerce dont le nombre s'accroît à la fin du XIX'. Ils deviennent indispensables à toutes les entreprises. La maison Gailly innove par rapport à ses concurrentes en créant ses propres succursales et en participant aux expositions. En 1897 - 1906, le salaire d'un coupeur, 5 francs par jour, est le plus élevé dans la chaussure. En 1918, ce même salaire, pour 11 h de travail par jour, s'élève à 9,50 francs ; il est de 4,50 francs pour une piqueuse. En 1924, un coupeur perçoit 3 francs par heure]. in Les Romanais, Romans et la chaussure, ibid. pp 28-29.


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