DOSSIER

LA GUERRE DES FARINES

Troubles provoqués en 1775 par l'édit de Turgot libérant le commerce des grains à l'intérieur du royaume. La crainte de la disette avait conduit à la tradition d'"emprisonner les blés" par une réglementation étroite du marché. Des droits de douane empêchaient la circulation des grains; de ce fait, le blé pourrissait dans les provinces où la récolte avait été abondante, alors qu'on mourait de faim dans les provinces voisines. La production n'était pas stimulée.
Disciple de Quesnay et de Gournay, auteur des Lettres sur la liberté du commerce des grains (1770), Turgot, devenu ministre, abolit toute réglementation. Le succès de la mesure fut mitigé, mais l'opinion était généralement hostile au dirigisme. En 1774, une récolte médiocre causa le renchérissement des blés à Caen et à Paris. Les autorités redoutèrent que l'inquiétude des esprits n'aboutît à des désordres. Les marchands de Nevers accaparent les grains et font monter les prix, les difficultés de ravitaillement s'annoncent en Champagne, l'agitation règne en Brie. À la mi-avril, l'attention du contrôleur général est attirée par la Bourgogne, généralement bien pourvue, mais où la demande lyonnaise et méridionale a épuisé les réserves. Des troubles éclatent au marché de Dijon, les femmes pillent le moulin, des émeutiers vident la cave d'un magistrat: sédition typique de la crise des subsistances dans laquelle Turgot intervient avec fermeté. Le calme revient avec la bonne récolte et les profits.
La guerre des farines, au sens strict, se déclenche en avril 1775. Les prix montent, on parle de manœuvres d'accaparement, de complot.
La région parisienne connaît une série d'incidents en chaîne (27 avr.-10 mai) culminant à Versailles et à Paris. Partout, la même revendication: du pain à prix abordable. Des violences se produisent à Beaumont-sur-Oise, autour de blatiers, portefaix, porte-sacs; des pillages ont lieu à Beauvais, à Pontoise et à Saint-Germain. La foule demande la taxation. Des villages du voisinage arrivent des manifestants qui se mêlent à ceux des villes. Des incidents de taxation forcée se produisent à Nanterre, à Gonesse, à Saint-Denis et à Meaux. L'émeute gagne Versailles le 2 mai; les habitants de Puteaux, de Sartrouville, de Bougival et de Carrières se joignent aux Versaillais. Des troubles éclatent à Poissy, à Romorantin, à Boulogne, à Épinay; on exige le pain à deux sols la livre. À Argenteuil, les autorités négocient avec le peuple une taxation accompagnée d'un rationnement. Le 3 mai, l'émeute atteint Paris, la "populace" afflue de la banlieue; on pille plus qu'on ne taxe.
On a prétendu que des "brigands armés" se transportaient d'un point à un autre pour entraîner la foule; l'existence et le plan de ces "meneurs" restent à prouver. Les forces de l'ordre furent en général bienveillantes. D'aucuns ont affirmé que le guet aidait parfois les émeutiers. Tandis que le ministre Maurepas était perplexe devant ces événements, Turgot réagit avec vigueur. Il fit révoquer les responsables, occuper les routes et les postes de Paris par 25 000 hommes, arrêter les agitateurs. L'émeute parisienne fut contenue. La répression se limita à 260 arrestations (Brie et Île-de-France) dont 145 pour Paris. Une agitation sporadique se manifeste encore sur des marchés, autour des fermes et des moulins. Des expéditions s'organisent autour de Bièvres, de Gagny, de Lagny et de Meaux. La contagion rurale joue son rôle; un mélange de bonhomie et de violence, de légalisme et d'usurpation caractérise ces épisodes qui se distinguent des désordres parisiens.
En mai, les émeutes ont pour théâtre Limours, Choisy-le-Roi, Arpajon, Montlhéry, Crécy, Nanteuil-le-Haudoin, Fontainebleau, Brie-Comte-Robert, Meaux. La foule s'empare de stocks de grains qu'elle vend à un prix estimé raisonnable. La guerre des farines prend l'allure d'une guérilla, surtout en Brie.
Ces événements ont frappé les contemporains; Voltaire les évoque sans aucune sympathie pour les émeutiers. Plus qu'à une émotion populaire de type courant, ils s'apparentent aux révoltes de la misère et annoncent les commotions de la grande Révolution.