DOSSIER

« LE CARNAVAL DE ROMANS » , CARNAVAL SANGLANT DE 1580
En 1979, l'historien Emmanuel Leroy Ladurie publiait un ouvrage consacré au carnaval de 1580 qui fit connaître à un large public un événement tragique de l'histoire romanaise.
 

Dans le calendrier du christianisme, la période de Carnaval ne peut être dissociée du «Temps du Carême », période de transition pour les futurs chrétiens qui sont tenus au jeûne avant de recevoir le baptême : 40 jours de jeûne et d'abstinence entre Mardi Gras et Pâques, marqués notamment par la privation de viande. Le Carnaval doit son nom à cet adieu à la bonne chère (carne vale). Carnaval est donc la période où les futurs chrétiens enterrent leur vie de païen : lors du Carême qui suit, les chrétiens renouvellent leur foi. A Romans, en 1580, la période carnavalesque commence pour la Chandeleur (2 février) et la St Blaise (3 février), Mardi Gras tombant le 16 février ( Carême-Entrant, «Carmentrant » en patois romanais ).

Mais Carnaval est aussi l'héritier des fêtes des fous ou de l'âne, des fêtes païennes et égalitaires de la Rome antique dont il garde la violence et les excès. Carnaval s'inscrit également dans le folklore agraire car il marque la fin de l'hiver : à Romans, les danseurs imitent les gestes agricoles du battage aux fléaux. Ici apparaît le personnage important de « l'Ours de la Chandeleur » ; le 2 février, il sort de sa caverne où il hibernait : à Romans pour la Chandeleur 1580, le meneur de la révolte se déguise en ours.
Carnaval est enfin l'occasion d'expulser ses ennemis : pour les pauvres se sont les riches; pour les dirigeants, les séditieux. L'arme utilisée est la satire, le monde à l'envers; le jugement du mannequin, puis sa destruction par le feu, est le mal que l'on détruit.
Au XVIe, Carnaval est l'occasion des reynages (confréries de métiers) où l'on désigne, dans les chants et l'ivresse, un roi de la fête qui dynamise les foules. Ces confréries, plus d'une dizaine à Romans, correspondent à différents métiers ou groupes sociaux : Saint Mathieu est celle de l'élite dirigeante, Maugouvert est « l'abbaye joyeuse » de la jeunesse dorée qui organise des danses et contrôle les mariages, la confrérie Saint Blaise est celle des cardeurs et drapiers.
 

En 1579, Romans est une ville d'environ 7500 habitants, isolée et protégée du monde rural extérieur par son rempart. Sur les deux rives du Rhône, flambent alors les révoltes de paysans frappés par la misère, dépossédés de leurs terres. Le commerce est déstabilisé par les Guerres de Religion, les artisans romanais du cuir et du drap sont ruinés par la hausse des prix des peaux et de la laine. A ce tableau inquiétant, s'ajoutent les souvenirs de la Saint Barthélémy 1572 : les Protestants (Huguenots) recrutent encore chez ces artisans opposés à une bourgeoisie catholique; les autorités locales dénonçant l'influence des protestantes.

En 1579, l'explosion paysanne est relayée par les citadins. De la simple diminution des impôts, les révoltés en exigent bientôt la disparition, alors que la noblesse est exemptée et que les riches trouvent des accommodements. Le 3 février, à Romans, les artisans drapiers, de la confrérie de Saint Blaise, et les paysans élisent à leur tête Jean Serve dit Paumier. En juillet, la reine-mère Catherine de Médicis est à Romans, espérant que la présence de son armée rétablira l'ordre. C'est un échec. Les exactions reprennent après le départ des autorités royales, et se poursuivent dans les mois qui suivent.
  Le Carnaval de 1580 approche bientôt. Déçus par une année de combat contre la noblesse et la bourgeoisie qui ne leur a rien apporté, les artisans et paysans manifestent leur révolte dans les rues de la ville en brandissant épées nues, robes mortuaires en menaçant : « avant trois jours, la chair du chrétien se vendra 6 deniers la livre », sous chrétien il faut lire « le riche, le puissant ». Fin janvier, Paumier s'assied d'autorité sur le siège consulaire (maire) dont il expulse les représentants, en particulier le juge Guérin, un des responsables des massacres de la St Barthélémy à Romans : c'est le monde à l'envers, thème essentiel de toutes les manifestations du folklore carnavalesque.
Les notables choisissent de répondre en jouant le jeu du Carnaval. Pour intimider les révoltés, ils se déguisent en roi, archevêque, « soldat suisse ». Bientôt, ils prêtent à la foule artisanale et paysanne, le dessein de les tuer tous pour « épouser leur femme et se partager leurs biens ». Justifiée ou non, cette peur suscite chez eux une réaction punitive préventive. La ville se divise en partis, ou royaumes (reynages), hostiles qui correspondent aux divers quartiers riches ou pauvres, et aux confessions religieuses. Chaque royaume choisit un animal-totem : le principal parti des artisans, avec Paumier, choisit d'être le « chapon »; les classes dirigeantes, avec Guérin, choisissent la «perdrix ». De part et d'autre, on organise joutes, bals, festins d'où partent des défis.
  L'occasion du massacre est fournie, dans la nuit du lundi 15 au Mardi Gras, par l'ultime défilé des partisans de la perdrix qui se termine par un bal masqué. L'arrivée à ce bal de partisans du chapon, et les menaces qu'ils lancent à l'encontre des femmes des « gens de biens », apparaissent comme la dernière provocation que peuvent supporter ceux de la perdrix. Ces derniers s'arment et abattent Paumier « d'un coup d'épieu au visage, de deux coups de pistolet et de quelques coups d'épées ».Les autres chefs du parti populaire s'échappent en sautant les remparts, ou fuient à la nage dans l'Isère glacée. Les hommes de Guérin ayant, la veille, pris possession des portes des remparts, la ville est bouclée : une trentaine d'artisans sont massacrés ; les 1500 paysans des alentours, alertés par le tocsin, ne peuvent les sauver. Pendant trois mois, Guérin instruira les procès des survivants.
Ainsi s'achève le Carnaval de 1580 : tout est remis à l'endroit ; les classes dominantes retombent sur leurs pieds. Et, pour mieux affirmer cette remise en ordre, Guérin fait suspendre l'effigie de Paumier, « à l'envers, pieds en l'air, tête en bas ».