Les questions

LA CRISE ECONOMIQUE ( 1974 - 1994 )

Etude de cas

L'industrie de la chaussure à Romans (Drôme)
  À LA FIN DES ANNÈES 1960, LES PREMIÈRES DIFFICULTÉS

La chaussure à Romans

[…] Depuis 1948, le nombre d'entreprises a diminué, passant de 204 à 69 en 1969. Une exception, la création en 1960, par les trois frères Keloglanian de la société Kélian : leur succès réside dans la fabrication de chaussures tressées pour femmes et une créativité affirmée. Les grandes entreprises conservent au cours des Trente Glorieuses, voire augmentent leurs effectifs, les unités moyennes de type familial se maintiennent. Comme le marché de la chaussure de luxe est relativement limité, elles se spécialisent souvent, passent des accords avec les grands couturiers, Féraud, Ted Lapidus, Dior, pour mieux résister à la concurrence. Mais elles sont de plus en plus dépendantes en réalisant des tâches à façon, en sous-traitance. Cette dépendance les oblige à baisser les prix ; elles compriment alors le personnel en ne remplaçant pas les départs, renforcent le chronométrage et tentent d'accroître les cadences. Les périodes de morte-saison sont marquées par un chômage partiel qu'atténue la sous-traitance, les bottes par exemple pour les piqueuses. Ces entreprises sont alors : Caty (180 personnes), Bamasson-Family (286), Attuyer- Will's (267), Fréchet-Astra (200), Bady-Select (100), Rouchon (40), Roxel (60). Les fermetures d'usines entraînent le reclassement des ouvriers, le nombre de places disponibles est donc limité ce qui ne permet pas aux jeunes de choisir cette profession. À la fin de cette période, entre 1969 et 1973, le nombre d'emplois global passe de 4400 personnes environ à 3350, perte d'emplois touchant surtout les catégories ouvrières.

 

La chaussure en France, dans les années 1960

C'est pendant cette période qu'apparaissent d'importants bouleversements dans les techniques de fabrication, les matériaux (le soudé, la vulcanisation, la semelle en élastomère) : mais " le plastique " ne fait qu'une apparition limitée. Ces procédés progressent moins vite à Romans que dans les autres centres de production, du fait du renforcement de l'orientation vers une chaussure de luxe et de qualité. De 1960 à 1964, en France en général, le temps de travail nécessaire à la fabrication diminue et, corollaire, la productivité progresse rapidement. Les micro-entreprises ont du mal à suivre cette évolution. La production romanaise s'isole dans une chaussure de très haute qualité ; commencent alors à apparaître les signes de l'insuffisance des capitaux des entreprises romanaises, au moment où s'amplifie l'internationalisation des échanges.

 

L'arrivée des capitaux étrangers

Certains ont bien senti cette mutation. On commence à voir des capitaux extérieurs, voire étrangers, s'investir dans les entreprises romanaises les plus rentables. C'est, en 1964, la Florsheim à capitaux américains qui achète une partie de l'entreprise Sirius. En 1967, la Florsheim revend sa part au Groupe Révillon qui s'empare aussi de Unic-Fenestrier. Sur un chiffre d'affaire de plus de 40 millions de francs, la part du secteur chaussures, ne compte que pour 1200000 F, le reste concernant la construction, les ascenseurs, la câblerie, les parfums, des immeubles, etc…. C'est le première fois qu'un groupe non spécialisé dans la chaussure investit dans ce domaine pour diversifier ses productions et d'augmenter ses profits. Cette opération s'accompagne de 61 licenciements : c'est un prélude à la disparition de l'usine Fénestrier sur l'avenue Gambetta, en 1969, et le regroupement des effectifs restants d'Unic et de Sirius dans les locaux de la rue Pierre Curie. La nouvelle entité ne conserve plus que 250 emplois environ, 350 ont disparu dans l'opération. En 1974, c'est le Groupe André qui prend le contrôle de l'ensemble ; l'entreprise regroupée rue Pierre Curie n'a plus que 200 salariés environ et une vingtaine dans l'atelier de Tain. En 1968 et 1969, c'est au tour de Salamander, un groupe allemand de la chaussure, d'acheter les entreprises Artic et Arnoux. Dans le même temps, la Genesco américaine s'empare de l'entreprise Jourdan. Cette mainmise de capitaux nouveaux accélère la concentration et entraîne la disparition de nombreuses entreprises de faible taille. De 1964 à 1970, 10 entreprises moyennes ferment leurs portes dont Libertas, Atlas, et la tannerie Gras. La recherche d'un nouvel emploi n'aboutit pas à une embauche immédiate même si, au bout de quelques mois, la plupart retrouvent leur spécialité dans une autre usine, mais souvent avec une déqualification.

La concentration

Face à la disparition de ces moyennes unités, les grosses entreprises se renforcent. Trois d'entre elles dominent, s'adaptant, de façon différente, à l'évolution économique et financière. En novembre 1972, l'entreprise Jourdan emploie environ 2000 personnes dont 1190 à Romans, avec des ateliers de fabrication à Tournon, Annonay et Bourg-Argental, et dans ses magasins de France et des diverses capitales européennes. Le nouveau groupe Arnoux-Salamander a 400 salariés, Romans n'étant qu'un élément d'un vaste empire de la chaussure comprenant d'autres unités en Allemagne et en Italie. Les établissement Sirius-Unic, comptent environ 250 employés. Ces trois entreprises regroupent près de la moitié des emplois de la chaussure de l'agglomération. Cette évolution n'est pas terminée, elle va se poursuivre au cours de la grande crise économique.La fabrication romanaise se différencie des autres places de la chaussure. Alors qu'il ne faut que 40 opérations manuelles à Cholet, il en faut au moins 120 à Romans, ce qui entraîne un coût de la main-d'œuvre plus important dans le prix de revient, de l'ordre de 40 %. Cependant, même à Romans, et surtout dans les trois grandes entreprises, les méthodes de travail changent. Les chaînes de fabrication se mettent en place, avec pour conséquence une division du travail de plus en plus poussée : la coupe, le piquage, le formage, le collage, le brochage, le finissage. L'ouvrier ne fait plus sa chaussure, seul ou presque. Chaque opération est désormais chronométrée ce qui permet d'accélérer les cadences.

 

APRÈS 1974, LA GRANDE CRISE DE LA CHAUSSURE

La chaussure en France, après 1974

La chaussure est une industrie de main-d'œuvre, à la recherche d'un moindre prix de revient. Avec la crise, les délocalisations s'amplifient, vers l'Espagne, le Portugal, l'Italie, les pays du Maghreb, et surtout les pays émergents ayant des salaires et des couvertures sociales moins élevés. Par ailleurs, le goût des jeunes se porte sur la chaussure de sport, non par économie, certains modèles atteignent les prix de la chaussure de ville, mais par mode et commodité. De 1990 à 1998, les quantités de chaussures vendues en France baissent de 4 %. La diminution de la production française avoisine 1,6 % par an, en moyenne. L'effritement de la production provient, en grande partie, de la concurrence internationale, aussi bien asiatique qu'européenne. La production de chaussures, longtemps implantée dans les régions développées, se déplace vers les pays à bas salaires. L'Asie assure désormais 70% de la production mondiale (40 % pour la Chine). L'Italie est le premier producteur européen (500 millions de paires fabriquées, 44% de la production européenne), devant l'Espagne (18 %), la France (13 %). En 1999, trois paires de chaussures sur quatre proviennent de l'étranger (une paire sur deux en 1985). La Chine et le Vietnam représentent près de 20 % des achats français à l'étranger (2 % en 1985). Les tanneurs indiens qui préparent les peaux de chèvre terminées à la mégisserie Chaix pour les chaussures de Romans, continuent, eux, à marcher pieds nus. Les exportations de chaussures françaises haut de gamme vers l'Europe d'abord, vers les EU ensuite, progressent en valeur, d'une façon générale. Ce créneau concerne les chaussures de Romans dont certains fabricants réalisent plus de la moitié de leur chiffre d'affaire à l'exportation. Dans ce contexte d'internationalisation et de concurrence, le secteur cuir-chaussures, dans sa totalité, a perdu, en France, entre 1985 et 1999, plus de la moitié des emplois. La proportion des CDI baisse au profit d'emplois moins stables. Les taux d'investissement se dégradent, la modernisation est faible, ne permettant pas de passer du haut de gamme à une chaussure de moyenne gamme, le nombre d'opérations manuelles nécessaires pour une chaussure de luxe ne peut être réduit significativement. Le degré d'automatisation de la production atteint, pour la chaussure 43 %, contre 65 % dans l'ensemble de l'industrie. Ce taux est bien inférieur à Romans : 120 à 150 opérations sont encore nécessaires pour réaliser une paire de chaussures.

En trente ans, le déclin de la chaussure de Romans

A partir de 1973, l'industrie de la chaussure de Romans est décimée. Ce sont d'abord les chaussures Le Sanglier (Ch. Cara et Cie) placées en règlement judiciaire puis, en 1978, Roxel, à Bourg-de-Péage, qui licencie ses 110 employés. En 1979, Jourdan se maintient avec 1100 employés mais Bamasson, " chaussures Family ", procède à des licenciements. En janvier 1981, dépôt de bilan chez Carraz-Caty ; en mai, Will's licencie 53 personnes sur les 240 employés. En 1983, l'entreprise Select (Bady) dépose son bilan. En avril 1984, la tannerie Cara ferme ses portes (146 licenciements) puis en mai, c'est au tour d'Astra (Fréchet) de déposer son bilan, un an plus tard, elle est placée en liquidation de biens, 140 salariés au chômage. En février 1985, les entreprises Select (Bady) et Will's (Attuyer) sont achetées par Arode-France (filiale de Arode S.A. de Genève) qui licencie 46 personnes. C'est un échec, la nouvelle entreprise dépose son bilan l'année suivante, malgré des aides publiques très importantes, laissant un passif de 18 millions de Francs, disparaissent alors 110 emplois. L'entreprise est reprise par Condor qui ne garde que 35 emplois sur 52 et exploite les marques Libertas, Select, Will's et Jean Bady. Des difficultés pour reconquérir le marché, des dissensions au sein de la direction amènent le dépôt de bilan en avril 1988. En août 1985, l'entreprise Rouchon, spécialiste du tressé de luxe, procède à 19 licenciements. Le rachat des bâtiments par la ville de Bourg-de-Péage permet à l'entreprise de survivre, mais en octobre 1988, elle dépose son bilan. En juin 1989, elle est reprise par une société belge, la Scarpa, sous la marque Patrick Féral. En mars 1986, c'est la fermeture de Janil's (Manoukian) entraînant 80 licenciements ; reprise par différents investisseurs, elle disparaît en 1991, ce qui entraîne plus de 70 licenciements. La même année, l'entreprise Barnasson dépose son bilan. Jusqu'en 1986, Jourdan avait pu atténuer les effets de la crise ; c'est alors que la direction annonce la fermeture de l'usine d'Annonay et la suppression de 300 emplois, puis en mai, 313 emplois disparaissent dont 198 à Romans ; un mois plus tard 97 de plus. En deux ans, 750 personnes ont été licenciés, 50 % du personnel de production. En octobre 1988, les usines Jourdan n'emploient plus que 610 personnes pour une production de 2100 paires par jour. Au total 470 000 paires par an et 78 000 sacs quittent Romans chaque année dont 30 % vers les EU. Les licenciements se poursuivent, l'effectif de l'usine de Romans tombe à 547 personnes (sur un total de 640). Beaucoup d'autres petites usines cessent leur activité, le chef d'entreprise atteignant l'âge de la retraite et ne trouvant pas de repreneur dans cette période de crise. Kélian semble alors une exception. En 1974, l'effectif de l'usine de Bourg-de-Péage est de 141 et atteint, en 1990, 620. En 1994, commencent les difficultés (notamment l'entrée de capitaux extérieurs dans la structure familiale), la délocalisation des marques Mosquitos et Kenzo ne permettent pas de rester compétitif. 171 emplois supprimés puis, en 1997, 149 de plus.

L'industrie de la chaussure dans l'économie romanaise

Les turbulences qui ont affecté cette branche industrielle au cours de ces 30 dernières années sont nombreuses. Si, au cours des Trente Glorieuses, les fermetures d'entreprises mettaient sur le pavé quelques dizaines de travailleurs, ils retrouvaient en général du travail, dans un temps plus ou moins long, dans celles qui demeuraient, sauf pour les plus âgés et les militants syndicaux. À partir des années 70, la situation a totalement changé. Les grosses entreprises ont elles-mêmes supprimé des emplois et n'ont plus absorbé les licenciés d'autres entreprises. De 1968 à 2000, les entreprises de chaussures ont perdu 3300 emplois (73 % de leurs effectifs). Cette chute s'est accompagnée d'une diminution importante de la production ; la ville est devenue véritablement sinistrée, le taux de chômage a frôlé les 25 % en 1997, le plus élevé du département, voire de Rhône-Alpes. Pendant cette période, les fabricants romanais se sont spécialisés dans la chaussure de luxe pour femmes. La chaussure pour hommes a pratiquement disparu. En 1971, la chaussure femme représentait 61 % de la production, la chaussure homme 28 %, les autres articles 11 %. En 1981, la chaussure femme représentait 88 %, la chaussure homme 12 %. En 2000, à part quelques centaines de paires chez Clergerie, la quasi totalité des chaussures hommes des marques romanaises est fabriquée à l'étranger tout en portant la griffe de l'entreprise.

La situation en 2003

À Romans, le secteur cuir-chaussure n'a plus le caractère de mono-industrie qu'il a occupé pendant un siècle, mais il demeure très importants dans l'agglomération, il emploie environ 1500 personnes (¼ des salariés de l'agglomération). En 2003, la totalité des entreprises moyennes a disparu, il ne reste que les trois " grands ", Jourdan, Clergerie et Kélian et quelques petites unités.La diversification s'est faite lentement. La CERCA a été la première industrie d'importance à s'implanter sur Romans, en 1962, suivie sur le même site en 1977 de la FBFC pour la fabrication des combustibles nucléaires pour les réacteurs expérimentaux et les centrales nucléaires. Les industries mécaniques et électro-mécaniques occupent une place non négligeable. Les industries chimiques et la plasturgie, porteuses d'une forte innovation technique, constituent un petit pôle régional de synthèse et de transformation des élastomères de polyuréthane. L'agro-alimentaire, avec la raviole, la pâtisserie et viennoiserie industrielles, connaît une extension appréciable. Le commerce est en plein développement. Les fabricants de chaussures s'orientent tous vers la commercialisation : le retour financier y est plus rapide, mais le commerce est moins créateur d'emplois. S'appuyant sur la tradition des magasins d'usine de chaussures, un nouveau concept commercial - Marques Avenue - s'est installé en 1999 dans l'ancienne caserne Bon ouvrant une quarantaine de boutiques vendant des vêtements surtout, mais aussi des chaussures non romanaises. De capitale de la fabrication de la chaussure de luxe, Romans et son pays s'orientent vers le commerce des biens dits de la personne. La diversification des industries a permis de dégonfler sensiblement les effectifs de chômeurs dont le taux est de 18 %, le double de la moyenne nationale. Les centres de vente et les magasins d'usine drainent des milliers d'acheteurs qui relancent un peu les autres secteurs commerciaux, notamment celui de la restauration. Le secteur cuir-chaussures reste cependant très fragile comme le montre au début de 2003, la vente de Kélian au groupe de luxe Smalto, le changement de direction chez Jourdan, et les licenciements dans les deux entreprises.

D'après ACCÈS, Les Romanais, Romans et la chaussure, 2001.

  

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